En cette fin de novembre 2012, j’ai été témoin imaginaire
d’une très belle rencontre entre le hêtre de ma forêt que je salue souvent et qui flamboie à la mi-novembre et deux pages du livre « Un roi
sans divertissement » de Jean GIONO (1895-1970) qui, en décrivant le hêtre de la scierie, donne vie à un arbre avec des mots qu’il est seul
capable de modeler.
Grand marcheur dans son pays natal de Haute Provence,
Jean GIONO nous invite à le suivre et à plonger consciences humaines parmi les consciences minérales et végétales d’une nature où se cachent les dieux et les déesses de l’Antiquité.
Je souhaite que ce texte vous procure comme à moi une
douce ivresse devant la beauté de ce hêtre majestueux.
Le hêtre de la scierie n’avait pas encore, certes, l’ampleur que nous lui voyons. Mais, sa jeunesse ou plus exactement son
adolescence était d’une carrure et d’une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d’un dru, d’une
épaisseur, d’une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d’une force
et d’une beauté rares pour porter avec tant d’élégance tant de poids accumulé.
Il était
surtout, à cette époque, pétri d’oiseaux et de mouches ; il contenait autant d’oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et
d’essaims ; il éclatait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d’abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il
jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C’était autour de lui une ronde sans fin d’oiseaux, de papillons et de mouches dans
lesquelles le soleil avait l’air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d’embruns.
Et, à l’automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de
serpents verts, ses cent mille mains de feuillage d’or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d’oiseaux, des poussières de cristal, il n’était pas vraiment un arbre. Les forêts, assises
sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence.
Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps
autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d’écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l’ivresse de son corps qu’on ne pouvait
plus savoir s’il était enraciné par l’encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les
gradins de l’amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n’osaient plus bouger.
Jean GIONO
« Un roi sans divertissement »
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